N.D de la Rouvière « Cultures » 
Un souffle coopératif au village

La chasse au sanglier en Cévennes

carte postale



«Rassemblement de chasseurs, fréquents déplacements en voiture le long des petites routes et des chemins forestiers, chiens aboyant au creux des ravins, tintement de leurs grelots, hommes armés postés sur les crêtes des serres ou en lisière des bois, fusillade échelonnée; en cas de succès, attroupement autour de la bête abattue, tournée générale de pastis et de bière; et surtout, un flot de paroles à propos des péripéties de l’action... (source de l’extrait ci-dessous)»

Omniprésente mais décriée
Notre territoire est éminemment concerné par la chasse, comme d’ailleurs pratiquement ceux de tous les villages en Cévennes. Plusieurs sociétés de chasse sont déclarées sur notre commune, dont 2 sont particulièrement actives.

Quel peut être le sens de la chasse aujourd’hui pour ceux qui ne la connaissent pas vraiment.? Le fait est que l’ignorance peut conduire à priori à dénigrer la chasse ou à la rejetter, parfois avec véhémence, même si l’on reconnait la nécessité de limiter la prolifération du sanglier. Une bonne lecture, sans a priori, est celle du livre «Chasser en Cévennes. Un jeu avec l'animal», focalisé sur deux hautes vallées lozériennes (12 communes) bien représentatives de la chasse du petit gibier (lièvre notamment) et du sanglier en Cévennes. Les auteurs ont suivi dix équipes de chasse au sanglier sur le terrain pendant la période 1981/82 et mené de nombreux interviews.

Très complet, destiné à un lecteur plutôt averti, l’ouvrage replace dans l’histoire et éclaire une pratique jalousement gardée, une tradition fortement valorisée par les locaux : la chasse au sanglier postée, à chiens courants.
Dans sa forme actuelle, la chasse au sanglier s’est implantée en Cévennes très récemment, à la suite d’impulsions extérieures, notamment les décisions administratives et municipales d’organiser des battues. Et ce sont “les lieutenants de louveterie” qui auront le privilège d’initier progressivement les locaux à une nouvelle pratique, la traque collective du sanglier.

Une société en crise
Mais l’apport le plus intéressant des auteurs du livre est d’aborder la chasse au sanglier d’aujourd’hui sous un angle inhabituel, celui de la sociabilité, la sociabilité étant comprise comme des “relations sociales engendrées par des pratiques collectives”.
Essentiellement fondée sur le travail agricole, la sociabilité en Cévennes se déployait, jusqu’à une époque récente, dans l’espace spécifique du «quartier», des mas isolés et des hameaux, autant d’espaces domestiques dans lesquels se déroulaient les relations sociales, la vie collective, l’entraide, les échanges de services, etc.
Les Cévennes ont connu alors, et pendant près d'un siècle, des perturbations majeures, avec les crises successives de l’activité économique (sériciculture, châtaigneraie, mines, élevage ovin), une importante migration régionale, une forte déprise de terres agricoles (et son corollaire l’extension des friches et de la forêt), et surtout le dépeuplement des hameaux, repères traditionnels de l’espace cévenol.
Avec la désertion du territoire, la propriété du sol est passée progressivement des gens du crû, de souche cévenole, aux “estrangers”, et l’espace a été soumis à de nouveaux enjeux. En écartant de fait les locaux du devenir de leur espace territorial, la société villageoise a été plongée dans une véritable crise identitaire, une crise de reproduction avec une forte désocialisation du milieu, une destructuration des rapports humains et l'amplification des antagonismes.
Face à cette régression, on peut alors comprendre que la chasse collective, la battue au sanglier en particulier, est apparue comme une sorte d’activité refuge des rapports sociaux de l’après-guerre. Les auteurs vont jusqu’à qualifier aujourd’hui cette chasse de «dernière sociabilité encore vivante au pays» (!).

À la fois institution et pratique
La chasse en Cévennes repose sur deux entités indissociables, la société de chasse et l'équipe de chasse.
La société de chasse permet d’enregistrer les adhérents, définit les règles et les ayants-droit (ceux qui auront officiellement le droit de chasser avec la société). Mais sa fonction la plus importante est de s’approprier formellement et collectivement une partie du territoire villageois sur lequel la chasse sera possible et où elle devra s’effectuer.
Étant donné la localisation et surtout l’étendue des parcelles, les propriétaires terriens, essentiellement agriculteurs ou éleveurs [aujourd’hui il faudrait parler aussi des propriétaires “étrangers”...] sont les principaux acteurs d’une société de chasse. Ils auront cédé à la société -pendant la durée de leur adhésion- leur droit de chasse sur leur domaine, contribuant à agrandir l’espace collectif de la chasse et à en fixer les limites... Dépendant de la bonne entente avec les propriétaires, les sociétés de chasse connaissent donc des crises fréquentes, avec des amputations territoriales. Le partage d’un territoire de chasse avec des étrangers, même invités, peut alors être difficile à accepter.

Masculine d’abord !
L’entité la mieux perçue, car bien visible sur le terrain, c’est le groupe actif sur le territoire, l’équipe de chasse. Diversifiée, composée de “collègues” choisis, elle repose sur des valeurs collectives comme le mélange des générations, la franchise, la camaraderie, le partage, l'équité, et ce quelque soit le travail de chacun pendant les opérations de terrain. À l’opposé de la traque du petit gibier comme le lièvre, l’équipe peut réunir du monde, une dizaine à une trentaine de personnes, au gré des sorties. L’équipe se doit d’être soudée en toutes circonstances et de pouvoir s’affirmer, notamment dans ses rapports conflictuels avec d’autres équipes... car la pression intégratrice et identitaire est indispensable pour limiter le risque permanent de scission.

L’équipe de chasse s’organise et se remarque en effet par la dépense ludique et le divertissement dans un espace à l’écart des habitations, réservé aux hommes (la montagne et la forêt, la route, le café). Cette conduite de groupe s’oppose clairement à la sociabilité féminine liée au (seul) travail: «soudés par leur passion commune, les chasseurs le sont aussi par le plaisir de se retrouver entre hommes, loin du regard et des oreilles des femmes [...]. Pour la traque animale, la chasse apparaît […] comme recherche de vie collective, plaisir de se retrouver entre soi et de parler patois».

Le rapport à la nature
Mais au delà des échanges entre les membres d’un groupe s’adonnant à leur passe-temps favori, la pratique de la chasse sur le terrain montre globalement, par son impact sur le milieu humain et son lien à la nature, une richesse insoupçonnée.
Si le rapport habituel de l’homme avec la nature est bien celui de l’activité agricole, l’agriculture s’ingénie à fragmenter la nature, à en dissocier les éléments pour privilégier certains rapports (dépendance entre la plante et le sol par exemple) et en tirer la part la plus grande et la meilleure...
La chasse au contraire plonge dans la complexité de la dépendance et de l’intimité réciproque entre l’homme (groupe, individus) et la nature toute entière, celle du parcours de chasse : «les chasseurs ont une pratique collective intense de l’espace dégradé [ou reforesté], désinvesti par les activités humaines traditionnelles; ils sont ceux qui, de façon privilégiée, le pénètrent, le parcourent, le connaissent et le réinvestissent d’un balisage toponymique propre, le marquant à nouveau de vécu, de récits, de mémoire”.

Une création permanente
La pratique du terrain revient et se renouvelle, saison après saison, année après année. Avec la connaissance des passages et des comportements du gibier, la constitution et la mémorisation des postes, le parcours de chasse marque sans conteste un territoire et contribue à l’appropriation de l’espace correspondant. Un vécu intense fonde et actualise une mémoire des lieux et des actes, un savoir et une expérience transmis au sein du groupe.

En questionnant l’usage et le droit d’usage du sol, elle tend à rétablir une communalité de territoire, l’usage d’un bien commun. En entretenant des interrelations au sein de la collectivité locale, elle a étendu le réseau d’échanges à la vallée toute entière, et non au seul quartier.

("MichLang", juillet 2012)
Note personnelle. Étranger au pays mais habitant les Cévennes depuis près de 20 ans, au courant des polémiques sans fin sur la chasse, l’idée d’aborder ce sujet sous des aspects moins connus s’est imposée d’elle-même en lisant l’ouvrage de Vourc'H et Pelosse. Ce n’est pas un compte-rendu de lecture, mais des réflexions et des impressions venues à l’esprit d’un néophyte.
Les chasseurs auront-ils la bonne idée de confronter ici leur expérience et leur vision, et les non-chasseurs celle de réagir.?

Points de repère
- émergeance du sanglier au début du 20ème siècle, et prolifération à partir des années 1950
- le sanglier, longtemps considéré par l’administration comme animal sauvage “nuisible” (pouvant donc être tiré en dehors de la saison de chasse), a changé de statut, prenant celui de “gibier” en 1954 dans la région (plus récemment dans le Gard, en 1975)
- “Le cadre légal de la Louveterie [créée par le capitulaire de Charlemagne en 813] est actuellement fixé par la loi du 23 février 2005 et le décret du 2 août 2005 dont les dispositions sont codifiées dans le Code de l'Environnement. Elle est dans les attributions du Ministère de l'Environnement. Elle compte 1541 membres actifs dont 17 femmes, 91 honoraires et anciens”. cf. l’Association nationale des Lieutenants de Louveterie de France, site http://www.louveterie.com
- le village fait partie de la 9ème circonscription des lieutenants de louveterie :: Mr. Hébrard à Soudorgues (2010-2014), unité de gestion du sanglier n°19
- les sociétés de chasse de la commune :: Diane de chasse, la Tribale, l'Amicale du Mazel
- les associations de chasse du Gard
associations communales : 364; associations privées : 242; associations de propriétaires : 25; association de chasse maritime : 1; associations communales de chasse agréées : 4 (données 2009)
- la chasse est habituellement ouverte entre septembre et février (pour la saison 2011/12 : du 11 septembre à 7 heures au 29 février au soir)

Pour en savoir plus...
- Chasser en Cévennes. Un jeu avec l'animal. Vourc'H A., Pelosse V. Préface de Philippe Joutard. Aix-en-Provence, Édisud Paris, Éditions du CNRS, 1988, 301 p., annexes, bibl., index, ph. « Parlers et cultures des régions de France »
- un article de l’ACRW (Amicale des Chasseurs de la Région Wallonne), (http://www.chasseacrw.be/Gibier/Sanglier01.asp
- un article du forum de l’Association Haut-Rhinoise des chasseurs à l'arc, http://ahrca.forumactif.com/t60-sanglier.
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